Bonjour à toi, ami lecteur.

J’espère que tu as passé une bonne semaine, et que les doux jours du printemps fleurissant égayent un peu ton humeur en ces périodes compliquées.

En chinant un peu sur le web, j’ai retrouvé la première composition littéraire du poète du XIXème siècle, Alphonse de Lamartine, écrite à l’âge de 12 ans. Une ode au printemps, que je te partage ici, et qui, j’espère, te mettra un peu de baume au cœur.

Bonne lecture, et à très bientôt !

A.G.

J’ai retrouvé, il y a peu de temps, cette composition d’enfant, écrite d’une écriture ronde et peu coulante, dans un des tiroirs du secrétaire en noyer de ma mère : mes maîtres la lui avaient adressée pour la faire jouir des progrès de son enfant. Je pourrais la copier ici tout entière ; je me contente de l’abréger sans y rien changer. J’avoue que, si j’avais à l’écrire aujourd’hui, je la ferais peut-être plus magistralement, mais je ne la ferais peut-être pas avec plus de sentiment du vrai sous la plume. Voici mon chef-d’oeuvre.

«Le coq chante sur le fumier du chemin, au milieu de ses poules qui grattent de leurs pattes la paille, pour y trouver le grain que le fléau a oublié dans l’épi quand on l’a battu dans la grange. Le village s’éveille à son chant joyeux. On voit les femmes et les jeunes filles sortir à demi vêtues des portes des chaumières, et peigner leurs longs cheveux avec le peigne aux dents de buis qui les lisse comme des écheveaux de soie. Elles se penchent sur la margelle du puits pour s’y laver les yeux et les joues dans le seau de cuivre, que la corde enroulée autour de la poulie criarde élève du fond du rocher jusqu’à leurs mains.

«Le vent attiédi de mai souffle, semblable à l’haleine d’un enfant qui se réveille; il sèche sur leurs visages et sur leurs cous les mèches humides de leurs cheveux. On les voit ensuite se répandre dans leurs petits jardins bordés de sureaux, dont la fleur ressemble à la neige qui n’a pas encore été touchée du soleil ; elles y cueillent des giroflées qu’elles attachent par une épingle à leurs manches, pour les respirer tout le jour en travaillant.

«Les hirondelles, qui sont revenues depuis peu de jours des pays inconnus où elles ont un second nid pour leurs hivers, n’ont pas encore pris leur vol; elles sont rangées les unes à côté des autres sur les conduits de fer-blanc qui bordent le toit, afin d’y saluer de plus haut le soleil qui va paraître, ou d’y tremper leurs becs dans l’eau que la dernière pluie y a laissée; on dirait une corniche animée qui fait le tour du toit. Elles ne font entendre qu’un imperceptible gazouillement, semblable aux paroles qu’on balbutie en rêve, comme si ces charmants oiseaux, qui aiment tant la demeure de l’homme, avaient peur de réveiller les enfants encore endormis dans la chambre haute.

«Enfin, le soleil écarte là-bas, du côté du Mont-Blanc, d’épais rideaux de brouillards ou de nuages; l’astre s’en dégage peu à peu comme un navire en feu qui bondit sur les vagues en les colorant de son incendie; ses premières lueurs, qui le devancent, teignent les hautes collines d’une traînée de lumière rose; cette lueur ressemble aux reflets que la gueule du four, où pétillent le buis et le sarment enflammés, jette sur les visages des femmes qui font le pain. Elle ne brille pas glaciale comme pendant l’hiver sur le givre des prés; elle chauffe la terre, et elle essuie la rosée qui fume en s’élevant des brins d’herbe et du calice des fleurs dans les jardins. Le caillou que le rayon a touché est déjà tiède à ma main; le vent lui-même semble avoir traversé l’haleine de l’aurore du printemps; il souffle sur les collines, comme notre mère, quand nous étions petits et que nous rentrions tout transis de froid, soufflait sur nos doigts pour les dégourdir.

«Le soleil monte de plus en plus; il atteint déjà la cime du clocher, dont il fait briller la plus haute pierre comme un charbon; la cloche, ébranlée par la corde à laquelle se suspendent les petits enfants au signal du sonneur, répond à ce premier rayon de soleil par un tintement de joie qui fait tressaillir et envoler les colombes et les moineaux de tous les toits.

«Les femmes qui tirent l’eau du puits, ou qui la rapportent à la maison dans un seau de bois sur leurs têtes, s’arrêtent à ce son de la cloche; elles courbent leurs fronts en soutenant le vase de leurs deux mains levées, de peur que leur mouvement ne fasse perdre l’équilibre à l’eau; elles adressent une courte prière au Dieu qui fait lever un jour de printemps. Les murmures, les bruits, les voix du chemin cessent un moment, et à travers ce grand silence on entend la nature muette palpiter de reconnaissance et de piété devant son Créateur.

«Mais déjà les chèvres et les moutons, impatients qu’on leur rouvre les noires étables où on les enferme pendant la neige, bêlent de plus en plus haut pour qu’on les ramène à leur montagne accoutumée. La mère de famille descend précipitamment l’escalier raboteux de la chaumière; on entend résonner ses sabots de hêtre ou de noyer sur les marches. Elle lève le loquet de bois de l’étable; elle compte ses agneaux et ses cabris à mesure qu’ils s’embarrassent entre ses jambes pour sortir les premiers de leur prison; elle les donne à conduire aux enfants.

«Les petits bergers, armés d’une branche de houx où pendent encore les feuilles, prennent avec leurs chèvres le sentier de rocher qui mène aux montagnes; ils s’amusent en montant à cueillir les rameaux du buis, que le printemps rend odorants comme la vigne, et à cueillir au buisson les fruits verts de cet arbrisseau, qui ressemblent à de petites marmites à trois pieds, amusement et étonnement de leur enfance. Bientôt on les perd de vue derrière les roches, et ils ne reviendront que le soir, quand les chèvres et les brebis traîneront sur les pierres leurs mamelles gonflées de lait.

«Pendant que les troupeaux montent ainsi vers les cimes, on voit briller dans les chaumières, à travers les portes ouvertes, la flamme des fagots allumés par les femmes pour tremper la soupe du matin à leurs maris avant d’aller ensemble à la vigne. Après la soupe mangée sur la table luisante de noyer, entourée de bancs du même bois, on voit les vieilles femmes sortir toutes courbées par l’âge et par le travail. Elles se rassemblent et s’asseyent sur les troncs d’arbres couchés le long des chemins, adossés au mur échauffé par le soleil levant; elles y filent leurs longues quenouilles chargées de la laine blanche des agneaux. Ces quenouilles sont entourées d’une tresse rouge qui serpente autour de la laine. Elles gardent les petits enfants en causant entre elles des printemps d’autrefois.

«Le jeune homme et la jeune femme sortent les derniers de la maison en glissant la clef par la chatière sous la porte; l’homme tient à la main ses lourds outils de travail, le pic, la pioche; sa hache brille sur ses épaules; la femme porte un long berceau de bois blanc dans lequel dort son nourrisson en équilibre sur sa tête; elle le soutient d’une main, et elle conduit de l’autre main un enfant qui commence à marcher et qui trébuche sur les pierres.

«On les suit de l’oeil dans les vignes des coteaux voisins. Ils déposent le berceau de l’enfant endormi dans une charrière (petit sentier creux entre deux champs de vigne), à l’ombre des feuilles larges, étagées de noeuds en noeuds, sur les sarments nouveaux de l’année. L’homme rejette sa veste; la jeune femme ne garde que sa chemise de toile épaisse et forte comme le cuir; ils prennent la pioche dans leurs mains hâlées, et on entend résonner partout sur les collines, jusqu’au milieu du jour, les coups de la pioche de fer luisant, sur les cailloux qui l’ébrèchent. La chemise de la femme (haletante de peine), se colle sur sa poitrine et sur ses épaules comme si elle sortait d’un bain dans la rivière. Au moindre cri de son nourrisson qui s’éveille, elle court s’accroupir auprès du berceau, entr’ouvre sa chemise et donne son lait à l’enfant après avoir donné sa sueur à la vigne.

«Quand le soleil est au milieu du ciel, elle déplie un linge blanc qui préserve le pain et le fromage du sable que le vent y jette; elle étend sur la tranche de pain noir le blanc laitage à moitié durci, entouré de la feuille de vigne et semé des grains luisants du sel gris; ils mangent, essoufflés, l’un à côté de l’autre, comme deux voyageurs lassés d’une longue marche, au bord du fossé de la route, échangeant à peine quelques rares paroles sur les promesses que le printemps fait à la vendange.

«Au pied d’un cep qui l’a distillée l’automne précédent, une bouteille rafraîchie par l’ombre leur verse goutte à goutte la force et la joie. Ils s’endorment après sur la terre qui fume de chaleur, la tête appuyée sur leurs bras recourbés, et ils repuisent leur vigueur dans les rayons brûlants de ce soleil qui sèche leur jeune sueur.

«Le soir, on les entend redescendre en chantant de tous les sentiers des collines, et les petits bergers, qui redescendent avec leur troupeau de la montagne, ramènent à la jeune femme, pour le repas du soir, sa chèvre favorite, les cornes enroulées de guirlandes de buis.»

La composition déjà trop longuement citée se terminait par un hymne au printemps qui gonfle les bourgeons de la vigne, qui promet la grappe, qui distille lentement dans les veines du pampre le vin que l’automne répandra en pourpre sous l’arbre du pressoir, cette liqueur qui réjouit le coeur de l’homme jeune et qui fait chanter le vieillard lui-même, en ranimant dans sa mémoire ses printemps passés.

Mais je n’en copie pas davantage; ces balbutiements d’enfant n’ont de charme que pour les mères.

Quoi qu’il en soit, cette première composition littéraire échappée à une imagination de douze ans, parut aux maîtres et aux élèves supérieure au moins, par sa naïveté, aux redites classiques de mes condisciples ; on y reconnaissait l’accent, on y entendait le cri du coteau natal sous le soleil aimé du pauvre villageois du Midi.

Cours Familier de Littérature (Volume 1)

Alphonse de Lamartine

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